Compétition électorale et liberté éditoriale : le droit audiovisuel à la croisée des chemins

Legipresse , 10 avril 2017

La campagne officielle pour l’élection du président de la République vient tout juste de s’ouvrir. Cette étape marque le début de l’obligation, à la charge des services de radio et de télévision, de garantir aux candidats déclarés un égal accès à l’antenne.

Il s’agit là d’un net renforcement des contraintes pesant sur les éditeurs audiovisuels en période électorale, contraintes révélatrices d’un régime juridique à la fois dense, soigneusement conçu et irréductiblement suspect. Ce dispositif est le fruit d’un mariage forcé entre deux impératifs contraires et pourtant fondamentaux au regard des enjeux du débat électoral.

A la recherche de l’équilibre

D’une part, le principe de pluralisme des courants de pensée et d’opinion exige de donner à chaque candidat à l’élection un accès à l’antenne dans une mesure suffisante pour assurer la défense de ses idées. Consacré de longue date par le Conseil constitutionnel en tant que fondement de la démocratie (1), ce principe implique notamment, en matière audiovisuelle, de garantir le respect des idées minoritaires dans la compétition électorale et de permettre l’irruption de projets nouveaux.

D’autre part, la libre communication a été reconnue par les sages de la rue Montpensier comme « l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale » (2). Son volet audiovisuel, la liberté éditoriale, est protégé au même titre. Ainsi, en 2001, l’affaire Tibéri avait été l’occasion pour le Conseil d’Etat d’énoncer que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) n’avait pas « le pouvoir de se substituer aux services de communication audiovisuelle dans la définition et la mise en œuvre de leur politique éditoriale » (3).

Soumise à ces poussées contraires, la question de l’accès des personnalités politiques aux médias en période électorale a conduit le législateur (4) et le régulateur (5) à mettre en place un régime juridique nuancé, consistant en une montée en puissance progressive des obligations imposées aux chaînes, par un agencement en trois temps.

Au cours de la première période précédant la campagne présidentielle officielle, c’est-à-dire du 1er février 2017 à la publication de la liste des candidats, ceux-ci jouissent d’un accès équitable à l’antenne. Durant la seconde période, cette règle d’équité s’applique de manière renforcée, les intéressés bénéficiant d’un accès à l’antenne dans des conditions de programmation comparables. Enfin, durant la campagne officielle, ouverte le deuxième lundi précédant le premier tour, les éditeurs sont soumis à un strict principe d’égalité des temps de parole et d’antenne des candidats.

Le droit audiovisuel ménage ainsi, par un dispositif à triple détente, un équilibre assez subtil entre le principe de pluralisme et la liberté éditoriale. Cet arsenal pâtit néanmoins d’importants défauts qui posent la question de son opportunité.

Entre carence et excès

En premier lieu, s’agissant des périodes précédant la campagne officielle, ce régime revêt un caractère aléatoire, inhérent à la notion même d’équité. Ce principe charrie en effet le danger d’une justice arbitraire depuis l’Ancien Régime, qui a vu naître l’adage « Dieu nous protège de l’équité des parlements ». Si les temps de parole et d’antenne devant être attribués à chaque candidat sont certes déterminés au vu de critères définis par la loi, leur appréciation demeure assez subjective, ce qui est source de contestation, comme le montre la récente affaire Dupont-Aignan (6).

En deuxième lieu, la mise en œuvre concrète de ce dispositif exige de la part des chaînes et du régulateur un décompte précis de l’ensemble des interventions des candidats, de leurs soutiens et des séquences qui leur sont consacrées. Un tel travail se révèle en pratique lourd et surtout malaisé, en raison de modalités d’application parfois byzantines. A titre illustratif, ne doivent pas être prises en compte dans le temps d’antenne d’un candidat les séquences qui lui sont explicitement défavorables ni, si ce candidat est investi de fonctions publiques, ses interventions relevant uniquement de l’exercice de sa charge. Cette difficulté s’aggrave de plus au cours de la seconde période, marquée par l’application du principe d’équité dans des conditions de programmation comparables. Cette exigence s’apprécie en distinguant les émissions d’information des autres programmes et selon des tranches horaires reflétant les mouvements quotidiens de l’audience. Un tel niveau de raffinement compromet la lisibilité de cet arsenal et paraît surdimensionné au regard de son utilité.

En troisième et dernier lieu, s’agissant de la campagne officielle, le principe d’égalité aboutit à une rigidité assez problématique, les chaînes étant contraintes de limiter l’exposition des candidats les plus importants pour ne pas désavantager ceux dont les interventions sont moins nombreuses. Il en résulte un traitement de la campagne électorale mécaniquement amoindri et surtout déconnecté des rapports de force politiques. Ce dispositif arithmétique, outre qu’il impose des sujétions particulièrement lourdes aux éditeurs, est donc pénalisant pour les électeurs.

Dès lors, malgré son architecture ciselée, le régime applicable aux médias audiovisuels en période électorale produit des effets assez regrettables. A cet égard, s’il existe chez la plupart de nos voisins européens des dispositions visant à garantir un accès équitable des candidats à l’antenne, aucun système ne se révèle aussi exigeant que celui adopté par la France. L’obligation de réaliser un décompte des temps de parole et d’antenne est rare : il n’y a guère qu’en Italie et au Portugal que les régulateurs effectuent un tel monitoring, les autres régulateurs intervenant essentiellement sur la base de plaintes. En tout état de cause, l’équité demeurant en Europe le principe maître du pluralisme politique, la règle d’égalité des temps de parole constitue une exception française.

Les critiques adressées à l’encontre de cette règle à l’occasion des scrutins présidentiels de 2007 et de 2012 ont d’ailleurs conduit à un récent assouplissement du dispositif applicable. En effet, alors que la seconde période relevait initialement d’un régime mixte alliant équité et égalité, la loi organique du 25 avril 2016 l’a placée sous le seul principe d’équité dans des conditions de programmation comparables (7). Le juge constitutionnel a considéré à cet égard que le législateur avait, à juste titre, favorisé « la clarté du débat électoral » et conféré aux éditeurs « une liberté accrue dans le traitement de l’information en période électorale »(8). Le point d’équilibre entre pluralisme des courants d’expression et libre communication s’est donc légèrement déplacé en faveur de cette dernière, même si les difficultés précédemment évoquées sont loin d’être résolues.

Sous l’œil du régulateur

Les règles gouvernant l’accès à la tribune audiovisuelle en période électorale interrogent également l’office du régulateur, dont les moyens d’intervention ont pu paraître insuffisants. Conformément à la liberté éditoriale, le CSA n’a pas le pouvoir de contraindre les chaînes à modifier dans un sens donné le format ou le contenu d’un programme à venir. Ainsi, face à un éditeur réticent à respecter les principes d’équité ou d’égalité, l’autorité de régulation peut-elle uniquement prendre des mesures de sanction, une fois le manquement survenu. Il lui est donc difficile de prévenir une éventuelle violation des prescriptions en vigueur, quand bien même ses conséquences seraient irréparables pour un ou plusieurs candidats.

En 2014(9), le Conseil d’Etat a libéré l’autorité de régulation de cette contradiction, en énonçant qu’elle devait veiller en temps utile au respect du principe d’équité et, lorsqu’il apparaît, au vu des déséquilibres déjà constatés et des projets annoncés, qu’une chaîne ne respectera pas ce principe au terme de la période à apprécier, demander à celle-ci d’adopter les mesures appropriées. De la sorte, si une sanction ne peut certes être infligée qu’après la violation du principe d’équité, en revanche les recommandations, mises en garde et mises en demeure y afférentes peuvent-elles lui être adressées antérieurement. Le Conseil d’Etat s’est donc inscrit, de manière assez habile, dans le cadre défini par le droit commun (10) pour accroître les pouvoirs préventifs du régulateur.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’ordonnance rendue dans l’affaire Dupont-Aignan passe sous silence plusieurs considérations qui auraient pu conduire à une solution plus protectrice de la liberté éditoriale. En particulier, le Conseil d’Etat n’y fait aucune mention du motif d’intérêt général précité tenant à la clarté du débat électoral. De même, l’absence de toute référence à la marge d’appréciation du CSA, prise en compte dans l’affaire Lepage de 2007(11), laisse penser que le juge entend assurer avec vigilance le respect effectif des principes applicables.

En définitive, il semble qu’en matière de droit audiovisuel électoral, les éditeurs seront assujettis à un contrôle de plus en plus ferme de la part du régulateur et du juge. Ce durcissement s’accompagne paradoxalement, sur le fond, d’un mouvement inverse d’assouplissement des règles de temps d’antenne et de parole. Cette double tendance est révélatrice des difficultés auxquelles sont confrontés régulateurs et régulés à l’occasion des compétitions électorales. Peut-être la campagne actuelle fournira-t-elle d’autres enseignements à cet égard.

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Benjamin de Dreuzy

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